Tout est prêt pour le départ. Les grelots de l’équipage tintent, le fusil de chasse, le sac de voyage avec les provisions – rien n’est oublié. Gagara, le cocher dirige le tarantass vers la périphérie de la ville, vers la maison de Pierre Vassilitch où se rend Mamine dans la fraîcheur de ce matin de juillet alors que tout Ekaterinbourg dort encore.
Pierre Vassilitch a une journée fort chargée entre différentes visites, mais qu’importe, il accompagnera son ami, on règlera en chemin toutes les affaires urgentes. En attendant, le visiteur entre dans la maison très simple où la cuisinière s’empresse de préparer le samovar pour le thé matinal. Le bureau de Pierre Vassilitch est encombré de différents dossiers émanant du Ministère de la justice, et aussi d’échantillons de toutes sortes de minerais venant de la montagne : quartz, amiantes, argiles ignifuges et d’autres encore.
Ils ne sont pas long à partir . Laissant derrière elle le cimetière et la prison de la ville, la troïka va bon train sur la route sibérienne qui a vu passer tant de gens dont le crime était d’être restés fidèles à l’ancienne foi. Mamine aime ces petits voyages en tarantass, où l’on peut admirer à chaque instant cette belle nature. Tout au long du chemin Pierre Vassilitch s’arrêta. D'abord près d’un garde forestier qu’il interrogea longtemps sur un petit terrain où devait se trouver, selon lui, un gisement inépuisable de chromite. Ailleurs il examina les tourbières ou encore les sables de quelque petite rivière, pressentant déjà le domaine de l’or…. comme tout infatigable millionnaire de demain !
Enfin, ils s’arrêtèrent à la nuit tombante chez Ermolaï Evguenitch à Vassilievka. Autrefois, ce village qui s’allonge entre marais et colline boisée était une halte importante sur cette route sibérienne, avec ses auberges, ses chevaux de poste et sa population vivant richement. Mais la route s’est écartée au profit du chemin de fer et le village a été ruiné. Les habitants se sont dispersés en d’autres lieux. Le village s’est démantelé, mais Ermolaï Evguenitch , au contraire, y a construit une belle maison. C’est un moujik sérieux, ponctuel, qui devrait vivre en ville, mais non, il est resté à Vassilievka, comme une souche.
Ermolaï les reçut froidement, avec suspicion, et accepta qu’ils passent la nuit chez lui. La maison comprenait une petite boutique donnant sur la rue, mais celle-ci avait le volet clos. Ermolaï mit du temps à ouvrir les portes. La cour était si propre qu’on osait à peine y faire entrer l’attelage. La propreté était partout, le confort également, bref, l’habitation qui convient à un riche moujik.
Pierre Vassilitch fut étonné de ne pas voir la maitresse de maison. Ermolaï ne répondit pas aux questions ; quant à la boutique fermée, oui, Ermolaï en avait décidé ainsi. C’était vraiment une belle isba et les envieux chuchotaient que l’argent avait été gagné salement. Ermolaï venait de Perm où il avait travaillé pour un riche marchand et y avait trouvé sa femme. En Oural les richesses rapides ne sont pas rares et souvent critiquées. Et puis, Ermolaï avait manifesté sa solvabilité petit à petit : d’abord l’isba de devant avec la boutique, puis celle de derrière où il vivait, et il était très ferme sur les questions d’argent.
Alors que le départ était prévu dès le lendemain matin, un mystérieux moujik surnommé Les Crépuscules, avec un baluchon encore plus mystérieux , attendait Pierre Vassilitch dès l’aurore. Surnom adapté au visiteur, petit, courbé, au visage ridé comme une pomme cuite et aux yeux endormis. Pierre Vassilitch dès son réveil se précipita sur Les Crépuscules et le baluchon qui contenait toute une collection de roches, preuves irréfutables de gisements… comme ces quartz rouillés signes sur « l’or ». La décision fut vite prise. Pierre Vassilitch partit avec les Crépuscules retrouver les places d’où venaient ces pierres porteuses de promesse.
Rencontre fatale. Les jours suivants, dès le lever du jour, Pierre Vassilitch partait avec Les Crépuscules visiter les fameuses places alors que le mauvais temps, inattendu, avait fait son apparition. Bientôt Mamine préféra rester dans l’isba d’Ermolaï plutôt que de parcourir les sapinières dans les endroits les plus impossibles. Il fut étonné de voir son hôte assez inoccupé mais qui chassait avec une énergie incompréhensible la poussière du matin au soir.
Le soir, ils avaient pris l’habitude de prendre le thé ensemble. C’est à ce moment que se manifestait chaque jour un importun, querelleur, qui venait injurier, menacer et humilier le maître de maison, tant et si bien qu’ils finirent par se battre.
Un soir, n’en pouvant plus, Evguénia s’ouvrit un peu à son visiteur. Sa femme, Maria Stépanovna, avait disparu depuis deux semaines., où, chez qui, nul ne le savait. Elle et lui vivaient comme deux pigeons, mais elle se mit à s’ennuyer. Il n’y avait pas d’enfants. Elle avait tout ce qu’elle voulait, vivait grassement. Mais peu à peu, elle se mit à boire, d’abord le vin de messe qu’elle se procurait discrètement, puis de plus en plus ouvertement. Tout le monde était au courant. Une femme ivre dans la maison, c’était la honte.
Le visiteur ne pouvait qu’écouter et répondre maladroitement. Evguénia, en colère disait – que puis-je faire ? La faire disparaître ! la tuer !... – Pourquoi tuer, si l’on peut se séparer … objecta le visiteur.
Il était prévu de rester encore un jour à Vassilievka, quand soudain Pierre Vassilitch revint des sapinières et décida de partir sur le champ alors qu’Evguenia, d’un air sombre, balayait la cour comme pour effacer leurs traces. Pierre Vassilitch était inquiet sur la route et regardait souvent en arrière comme s’ils pouvaient être poursuivis. Il ne se calma qu’après quelques stations. Il questionna son compagnon sur Evguénia ? Non, celui-ci n’avait rien remarqué de catégorique. Seul le départ de la femme inquiétait. Affaire criminelle ? qui sait !
***
Quelques années plus tard, Mamine rencontra à nouveau Pierre Vassilitch, plus vieux, plus maigre, respirant difficilement, mais toujours prêt à signer la grande affaire de sa vie sur un gisement prometteur : l’éternelle vieille chanson.
En partant, Pierre Vassilitch rappela soudain l’affaire "Evguenia". Eh bien ce dernier s’était finalement avoué coupable du meurtre de sa femme. Pierre Vassilitch l’avait compris. En effet, dans la sapinière il avait trouvé lors de leur séjour à Vassilievka un vieux chalumeau* couvert de branchages. Mais les branchages avaient été coupés récemment. Il alla regarder dans le trou et y trouva un cadavre de femme avec des chaussures aux pieds. Ce sont les chaussures qui lui indiquèrent que c’était la femme d’Evguénia. Qui était chaussé dans ce village ? Voilà pourquoi, très inquiet d’avoir laissé son ami seul avec le mari, il rentra tambour battant des sapinières afin de partir au plus vite de Vassilievka…. Dans la foulée, Evguenia avoua au tribunal qu’il avait aussi tué quelqu’un, un jour, sur la route, pour l’argent. Sa femme le savait. Et elle le menaçait.
1897
* chalumeau : puits individuel du chercheur d'or, non sécurisé.
Cet essai, que j'ai essayé de résumer, fait partie du tome 3 - édition 1916 - cycle "Les criminels"